Presque dans toutes les familles, on voit cinq et six enfants, et souvent beaucoup plus; il faut voir comme la marmaille y fourmille; et si l'on ne va point là, comme ailleurs en pélerinage, pour en avoir, ils se suivent de près, et l'on dirait qu'ils sont presque tout d'un même âge.

Dans un pays qu'on va rarement secourir
Et qui souffre souvent de la dernière misère,
On s'étonne de voir que le père et la mère
De leut petit travail en puissent tant nourrir.

Mais c'est la richesse du pays, quand ils sont en état de travailler, ce qu'ils font de bonne heure; ils épargnent à leurs pères des journées d'hommes, qui coûtent-là vingt-cinq à trente sous, et cela va à une dépense qu'ils ne sauraient faire. Il en coûte beaucoup pour accommoder les terres qu'on veut cultiver: celles qu'ils appellent hautes, et qu'il faut défricher dans les bois, ne sont pas bonnes, le grain n'y lève pas bien, et quelque peine que l'on prenne, pour le faire venir par des engrais dont on n'a très-peu, on ny recueille presque rien, et on n'est quelquefois contraint de les abandonner. Il faut pour avoir des bleds, dessécher les marais que la mer en pleine marée inonde de ses eaux, et qu'ils appellent les terres basses; celles-là son assez bonnes, mais quel travail ne faut-il pas faire pour les mettre en état d'être cultivées? On n'arrête pas le cours de la mer aisément; cependant les Acadiens en viennent à bout par de puissantes digues qu'ils appellent des
aboteaux, et voici comment ils font: ils plantent cinq ou six rangs de gros arbres tous entiers aux endroits par où la mer entre dans les marais, et entre chaque rang ils couchent d'autres arbres le long, les uns sur les autres, et garnissent tous les vides si bien avec de la terre glaise bien battue, que l'eau ne saurait plus passer. Ils ajustent au milieu de ces ouvrages un esseau de manière qu'il permet, à la marée basse, à l'eau des marais de s'écouler par son impulsion, et défend à celle de la mer d'y entrer.
Un travail de cette nature qu'on ne fait qu'en certains temps que la mer ne monte pas si haut, coûte beaucoup à faire, et demande bien des journées: mais la moisson abondante qu'on en retire dès la seconde année, après que l'eau du ciel a lavé ces terres, dédommage des frais qu'on a faits. Comme elles appartiennent à plusieurs, ils y travaillent de concert: si ce n'était qu'à un particulier, il faudrait qu'il payât les autres, ou bien que dans d'autres travaux, il leur donnât autant de journées qu'on en aurait employé pour lui, et c'est comment ils s'accommodent ordinairement entre eux.

Faisons ici l'apologie
Des divers habitants de la vaste Acadie,
Ma muse, il faut s'en acquitter,
Et nous ne saurions trop vanter
Leur adresse et leur industrie.
Sans avoir appris de métiers,
Ils sont en tout bons ouvriers;
Il n'est rien dont ils ne s'acquittent,
Cent besoins divers les excitent



Extrait tiré des relations de voyage du Sieur de Dièreville en Acadie, octobre 1699 à octobre 1700.
FONTAINE, L. U. Voyage du Sieur de Diéreville en Acadie, Québec, Imprimerie A. Côté et Cie, 1885, p. 47-48.